17/03/2015
Les regards de traverse - Juliette Clochelune
Le chemin m'avance.
On y laisse nos ombres de pas, des traces de doigts, une flaque de pensée jouant à la couleur, à la vie. On devient ce sentier tordu où des rencontres grandissent dans la simplicité d'un champ de coquelicots.
" J'ai descendu dans mon jardin " ...
- Donne-moi la main, viens voir parmi les fleurs.
Tiens, la voix d'Alice me prend la main, elle me guide...
- Regarde, tu vois ce monticule de terre ?
- Oui, oui Alice. Pourquoi le soleil semble pleurer ?
- C'est qu'en dessous, si tu ouvres loin ton regard, tu verras la pensée d'Antigone, tu entendras son amour.
- Antigone ? Attends, Alice, j'ai encore la mémoire lourde de gravité. Est-ce dans cet endroit qu'elle a recouvert le corps de son frère ?
- Oui. Parce que le soleil brûlait cette mort. Oui. Parce que la loi d'un père éclatait, cruelle, inhumaine.
J'essayais de lire au travers les mots d'Alice. Car avec Alice, je réapprenais le langage, je lavais cette mémoire encombrée du regard arrêté. Je lui ai demandé :
- Antigone n'a-t-elle pas enfreint une loi, n'était-elle pas révoltée ?
- Mais non, tendre une main de pitié est-ce enfreindre une loi ?
Je devinais peu à peu, surtout avec la main d'Alice accompagnant mes pas.
- Oui, Alice, c'est l'amour seulement qu'on entend respirer.
Un oiseau a fleuri. Antigone était libre maintenant de la loi de Créon. Un message virevoltait sur une feuille de verre.
Alice le prit et me le tendit...
- Oh, un dessin d'enfant. Un chapeau ! Non, je me trompe encore ...
- Regarde, n'oublie pas de « lire au travers. » Ecoute le souffle, sens les couleurs.
- Mais, oui. C'est le boa qui a mangé un éléphant.
- Est-ce que tu comprends ? C'est « l'écrit qui fond devant le non-écrit. » C'est ça, lire au travers.
L'espace du jardin s'ouvrait, le morceau de glace logé dans mon oeil était tombé dans la boue. Alice se mit à rétrécir pour se poser entière sur ma main. Petite ombre de lumière donnant vie à ma terre.
« Gentil coquelicot mesdames, gentil coquelicot nouveau »
- Oh, Alice, une ombre court sur les pétales !
- Oui, c'est celle de Peter Pan. Tu vois comme elle est éclairée.
- Il y a du Clochette dans l'air !
- Elle chantait dans le coquelicot ...
La forme de l'ombre s'approchait de ma main, son pas sentait le maintenant. Elle aimait la goutte Alice scintillant à la source de ma paume. Peter Pan et Clochette appelaient l'ombre. Ils étaient jaloux qu'une ombre veuille partir ainsi. Comment Peter Pan prendrait-il du poids ? Il pourrait voler encore plus en hauteur, encore plus en oubli. Mais tout de même cette ombre était son aile terrienne.
Comment rejoindre Wendy, sans elle ?
Peter Pan vint nous voir, se dressant sur la pointe des pieds et demanda :
- Rendez-moi mon ombre, s'il vous plait j'en ai vraiment besoin. Toujours elle me joue des tours, elle se croit dans un manège, et va à la rencontre de voix lumineuses. Elle aime faire la fête, elle se défile, et j'en perds mes chaussures, mes pas restent gravés dans les chemins.
Alice avait caressé le poids de cette ombre, elle en tissa son corps.
- Je te la rends, car on sera toujours lié au maintenant. L'ombre et la lumière se sont enlacées, ça vibre en secret.
Peter Pan reparti heureux, avec son ombre recousue et Clochette à son cou.
Je comprenais. Une voix vint me chercher très profond au bord du chemin, sous les pas de Peter
Pan. La route était recouverte de lettres et de graines, de feuilles et d'écorce. Je lisais son parchemin et entendais la chair des mots. Je dis à Alice :
- J'ai rencontré l'espace du milieu, le coeur du regard. Un livre vivant avance.
Oui, une marée de mots roulait sous mes doigts, sur mes cils. Cette voix que je ressentais enchantait
le jardin. Le même visage, toujours, s'ouvrait, souriait et faisait s'envoler les parois du livre, des pages. C'était le visage de la vie. Le chemin initiatique, je le comprenais, était ma rencontre au visage, à la voix, au souffle des mots libres.
Je laissais mon oreille errer vers les mots de ma petite fée clairvoyante.
- Oh ! Le visage du chat et son sourire en résonance d'espace.
Seule la dent d'un sourire tournoyait dans ma main. Alice repartait en me laissant ce souvenir. Ainsi, je pourrais toujours traverser les visages des mots, ouvrir leur noyau et faire pousser des grains d'espace, toucher le lien.
Dans la dent de clarté, cette phrase d'Artaud parcourant le temps :
« lire l'oeuvre d'un poète, c'est avant tout lire au
travers car toute l’oeuvre écrite est une glace où l'écrit
fond devant le non-écrit »
Juliette Clochelune
Lire ses miettes : http://miettesdeliette.canalblog.com/
Son livre : http://www.pippa.fr/Mon-ombre-epaisse-et-lente
09:50 Publié dans poésie d'autres | Lien permanent | Commentaires (0)
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